Article du journal LE MARIN du Vendredi 23 Juin 1961

Juil 27, 2020

L’ARMEMENT DE France

Nos lecteurs seront davantage intéressés de savoir que les « pères » du navire ont fait grand effort pour permettre à l’état-major et à l’équipage de faire vivre cette « ville » de 3000 habitants dans les meilleures conditions possibles et de leur donner un habitat convenable.

C’est donc derrièrele décor que je voudrais amener mes lecteurs : non pas que je minimise les trésors d’astuces techniques dans lesquels ont largement puisé les ingénieurs et les bureaux d’étude pour planter ce décor, pour réaliser entre autres choses ce dôme de la salle à manger des premières classes, cette gigantesque salle de spectacles, ce fumoir en « mandoline » de la classe touristes. Evidemment, ces réalisations ne peuvent frapper le visiteur qui ne sait pas ce qu’est la construction navale, qui ignore les réglementations qu’imposent les conventions internationales sur la sécurité de la navigation et, plus encore, la réglementation américaine à laquelle doivent se soumettre les constructeurs et les armateurs.

Je ne voudrais pas non plus, passer sur le remarquable « fini » du travail des techniciens et des ouvriers de Saint-Nazaire, sur cette extraordinaire recherche du détail qui montre la qualité supérieure des bureaux d’étude des Chantiers de l’Atlantique. Au cours de ma carrière maritime et journalistique, j’ai eu l’occasion de voir beaucoup de navires et de grandes unités passagères. Je me souviens de Normandie. J’ai vu et j’ai compris le United States. Il n’y a pas de doute possible : tous les records techniques sont battus, et s’il existe un organisme qui délivre le label « Qualité France », il n’a pas à hésiter : il peut la donner à France.
Mais allons derrière le décor. Chaque fois que je mets les pieds sur un navire à passagers, j’ai comme l’impression d’entrer dans un cirque où je vais assister à un spectacle chatoyant, où je vais voir des artistes impeccablement vêtus d’habits reluisants, de robes du soir étincelantes, des hommes de piste dont les uniformes semblent sortis du plus proche « pressing », où les numéros les plus divers vont se succéder à cadence accélérée, sans un hiatus, sans un temps mort.

Et ce qui m’apparaît le plus extraordinaire, dans ce cirque, c’est que son personnel puisse, dans les conditions dans lesquelles il vit et loge, réaliser ce miracle quotidien. Sur un grand navire à passagers, quel est le voyageur qui est tenté d’aller voir comment sont logés, vivent et travaillent les hommes qui, pendant toute leur traversée, vont les « véhiculer », les nourrir, les loger, les distraire et garantir leur sécurité ? N’est-ce pas là aussi l’image de ce cirque ?

L’armateur du navire à passagers est, sans aucun doute, tel le directeur du cirque ; il a pour première préoccupation de présenter un spectacle. Lui, il pense à ses passagers, à leur confort, à la qualité de son restaurant, à la parfaite exécution du service. Mais, du même coup, c’est le passager qui « commande » et que tout lui doit être sacrifié, n’est-il pas tenté, pour qu’il ait le maximum de place, de loisirs et de joie de vivre, de négliger l’envers du décor ?

La Transat aurait pu, comme tant de ses concurrents étrangers, « passer » sur l’habitat de son équipage, de ces mille officiers et hommes qui vont constituer la population active de cette ville mouvante. Elle ne l’a pas voulu et il faut reconnaître que, là aussi, ses techniciens et ceux des Chantiers ont, dans l’ensemble réalisé un envers de décor qui fera de son paquebot le meilleur des navires à passagers pour son équipage.

J’ai vu des postes à six pour les garçons, des postes à quatre pour les matelots et le personnel subalterne des machines, des chambres de maîtres et d’assistants qui, certes, n’ont pas la surface des logements que l’on peut offrir aux équipages des pétroliers, des minéraliers ou même des plus simples cargos modernes, mais qui ne sont plus des « nids à rats ». J’ai vu des réfectoires, une salle de repos, des coursives où il est possible de passer sans se cogner aux cloisons. J’ai vu tout cela clair, joliment peint et même décoré avec goût.

Cela m’a très favorablement impressionné et je suis certain, à l’avance, qu’ainsi le travail sur France sera facilité et qu’il n’y aura peut-être plus besoin de réaliser le « miracle quotidien ». Aussi n’ai-je nullement été étonné d’apprendre qu’il y avait beaucoup de candidats pour l’embarquement sur France, non pas seulement parmi les agents du service général, qui à juste titre, attendent la bonne clientèle, mais encore parmi les hommes du pont et de la machine.

Voilà e que je voulais dire au terme de cette visite du « chantier » France, quatre mois avant qu’il ne soit terminé. On m’excusera de ne pas avoir décrit les salles à manger, les fumoirs, la « véranda », les piscines, le bar le plus long du monde. Ce que je puis affirmer, autant que j’ai pu en voir, c’est que tout cet ensemble sera ce que l’on fait de mieux en France, grâce à la collaboration des meilleurs constructeurs de navires à passagers du monde et à l’exceptionnel talent d’architectes, de décorateurs, d’ensembliers qui n’ont guère d’égaux dans le vieux Monde et encore moins dans le Nouveau.

Le président Jean marie, qui était à côté de son ami et successeur Gustave Anduze-Paris, pour recevoir les journalistes peut être fier de l’œuvre.

Et maintenant, il ne reste plus que quelques semaines à attendre pour voir France battre de ses hélices les eaux limoneuses de l’estuaire de la Loire et passer les Charpentiers sous le commandement expert de Georges Croisile, qui est déjà entré dans la lignée des grands capitaines de l’Atlantique Nord, aux côtés des Blancart, des Pugnet, des Le Huédé, des de Baudéan et de tant d’autres.

Que ce soit le 23 octobre ou le 31 novembre que France quitte Saint-Nazaire, ce sera un grand jour, un de ces premiers grands jours au cours desquels, comme le disait le 11 mai 1960, le général de Gaulle : « la Patrie sera fière ».

Article de Jean SAUVEE dans le journal Le Marin